IV

« Mais tu es cinglée ! »

Dans le jour humide et boueux, Cendres sourit soudain pour elle-même. Je peux encore discuter avec Florian. Il me reste au moins cela.

« Non. Je ne suis pas cinglée. Oui, nous avons subi une défaite à Carthage. Oui, j’avais besoin de réfléchir. Oui, je vais agir. » À demi par taquinerie, elle ajouta : « Une fois que ma bannière flottera sur Dijon, la Faris saura que je suis en vie, de toute façon.

— Alors, ne la fais pas flotter ! » Exaspérée, prise à l’improviste, Floria agita les mains en l’air. « Arrête donc, Cendres. Oublie la chevalerie. Garde ta bannière roulée. Sors en douce, quand tu quitteras Dijon ! Mais ne me raconte pas que tu vas là-bas pour essayer de discuter avec elle !

— Je pourrais te donner plein de bonnes raisons pour m’entretenir avec un commandant de l’armée wisigothe. » Cendres frotta ses mains boueuses ensemble pour les essuyer, sortit de sa ceinture ses mitaines en peau de mouton et les enfila, encore humides et malcommodes. « Nous sommes des mercenaires. Je suis censée agir ainsi. Je dois aller chercher les meilleures propositions. Elle pourrait très bien nous offrir une condotta. »

Floria parut horrifiée. « Je sais que tu plaisantes. Après Bâle ? Après Carthage ! À la minute où tu vas pointer le museau, ils vont te réexpédier de l’autre côté de la Méditerranée ! Ils vont te pendre, pour le raid ! Et ensuite Léofric ira farfouiller dans tes restes ! »

Cendres étira les bras, ressentant dans ses muscles les courbatures de ses efforts de la nuit, et regarda le camp commencer à tout remballer. « J’accepterais toute aide que nous pourrions obtenir, même celle des Wisigoths, si cela permettait de tirer la compagnie de là avant que ce que les Machines sauvages peuvent bien avoir manigancé contre la Bourgogne ne commence à se produire.

— Tu es cinglée, répéta Floria d’une voix sans intonation.

— Mais non. Pas du tout. Et je suis d’accord sur le genre de réception que je risque de rencontrer. Mais comme tu l’as si bien dit : je ne peux pas me cacher de ça éternellement. »

Le visage sale de Florian grimaça.

« C’est la pire idiotie que je t’ai jamais entendu dire. Tu ne peux pas aller te fourrer dans un tel danger !

— Même si on entre sans problème dans Dijon, on ne fait que se cacher. Pour un temps. » Cendres se tut un instant. « Florian… c’est la seule autre personne, sur cette Terre que Dieu a faite, qui entend le Golem de pierre. »

Dans le silence, elle se retourna pour trouver Florian en train de la regarder.

« Et alors ?

— Alors, j’ai besoin de savoir… si elle entend les Machines sauvages, elle aussi. » Cendres leva les mains. « Ou si elles n’existent que dans ma tête. J’ai besoin de le savoir, Florian. Vous avez tous vu les Tombes des Califes. Vous me croyez tous. Mais c’est la seule autre personne qui sache, sur cette Terre de Dieu. Qui aura entendu ce que j’ai entendu.

— Et si elle n’a rien entendu ? »

Cendres haussa les épaules.

Après un silence, la chirurgienne demanda : « Et… si elle les a entendues ? »

De nouveau, Cendres haussa les épaules.

« Tu crois qu’elle sait sur ce sujet des choses que tu ignores ?

— C’est elle, l’authentique. Moi, je suis juste une erreur. Qui sait en quoi elle est différente ? » Cendres perçut l’amertume de sa propre voix. Elle leva un sourcil argenté à l’adresse de la chirurgienne, et sourit délibérément. « Et c’est la seule qui puisse me confirmer que je ne suis pas cinglée. »

Avec un mouvement d’épaules sardonique, Florian marmonna : « Ça fait des années que tu es cinglée ! »

Il n’y avait rien qui ne fût familier dans l’affection de cette femme. Qui ne fut familier dans son adhésion complice, tacite. Cendres se surprit à sourire à cette grande femme crasseuse. « Tu es docteur, tu dois savoir de quoi tu parles ! »

Un toc ! sonore fit tourner la tête de Cendres : elle aperçut Rickard et sa fronde – et une écorce d’arbre changée en cicatrice d’aubier blanc et cru, à trente pas de là, par son entraînement au tir.

« Si tu te montres, la Faris ne sera pas la seule à savoir où tu te trouves. Carthage ; le roi-calife ; les Feræ Natura Machinæ.

— Oui, je sais. Mais je dois le faire. Et comme le dit toujours Roberto… mais je me trompe peut-être… À quoi pourrais-je servir, si je ne suis pas saine d’esprit ? »

Au crépuscule, ce même jour – il descendit rapidement, d’un ciel glacé vide de nuages, sous lequel ses officiers protestèrent longuement après qu’elle eut annoncé sa décision –, Cendres donna ses pénultièmes ordres.

« Une lune en premier quartier se lève vers complies[13]. C’est à ce moment-là que nous ferons mouvement, après la messe. S’il y a des messages d’Anselm, faites-les-moi parvenir. Appelez-moi si le ciel se couvre. Sinon… je vais commencer par prendre quelques heures de sommeil ! »

Une dernière chandelle de suif, exhumée du fond d’un paquetage, empestait et tremblotait sous la tente d’état-major lorsque Cendres entra. Rickard se mit debout, un livre entre les mains.

« Vous voulez que je vous fasse la lecture, patronne ? »

Il restait à Cendres deux livres, nichés dans le paquetage de Rickard : Vegetius et Christine de Pisan[14]. Cendres s’avança jusqu’au lit coffre et s’effondra sur la paillasse froide et les peaux de chèvres.

« Ouais. Lis-moi ce que raconte Pisan sur les sièges. »

Le jeune homme aux cheveux noirs marmonna à voix basse, lisant pour lui-même les titres de chapitres, en approchant le livre de la chandelle. Son haleine blanchissait l’air. Il portait tous ses vêtements : deux chemises, trois paires de hauts-de-chausses, un justaucorps, une cotte, et un manteau dépenaillé bouclé avec une ceinture, par-dessus le tout. Son nez apparaissait rougi, sous le bord de son capuchon.

Cendres roula sur le dos, sur sa paillasse. Des vents coulis, glacés et humides, s’insinuaient en dépit de tous les efforts déployés pour lacer le rabat de la tente. « Au moins, on n’a pas encore été obligés de manger les mules…

— Patronne, vous voulez que je lise ?

— Oui, lis, lis. » Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, Cendres ajouta : « On a une lune qui vient de passer le premier quartier ; ça va nous fournir un peu de lumière, mais c’est un terrain difficile, au-dehors.

— Patronne…

— Non, excuse-moi : lis. »

Une minute plus tard, elle reprit la parole, à peine au bout de quelques phrases de la lecture de Rickard, et elle n’aurait pas su dire ce qu’il avait lu : « Il y a des messages qui sont arrivés de Dijon ?

— J’en sais rien, patronne. Non. Quelqu’un serait venu nous prévenir. »

Elle contempla les rayons de roue du pavillon. Le froid lui brûlait les doigts de pied, au travers de ses bottes et des bas sur ses pieds. Elle se retourna sur un côté, pour se recroqueviller. « Il faudra que tu m’armes, dans deux heures. Qu’est-ce qu’ils disent, à propos de Dijon ? »

Les yeux de Rickard pétillèrent. « C’est formidable ! Les gars de la lance de Pieter Tyrrell se passent le visage au noir. Ils ont parié qu’ils pourraient entrer dans la ville avant les artilleurs italiens, parce qu’eux, ils devront traîner le fourbi de dame Pétoire… »

Cendres toussota.

« … Les traits à poudre de maître Angelotti ! »

Elle grommela un petit rire sous cape.

« Y en a à qui ça plaît pas, ajouta Rickard. Maître Geraint se plaignait, du côté des lignes de mules. Vous allez vous débarrasser de lui, comme vous vous êtes débarrassée de maître Van Mander ? »

Les préparatifs de la bataille d’Auxonne, alors que le soleil était encore dans le Lion : ç’aurait pu être une vie entière plus tôt. Elle se remémorait à peine la face rubiconde du chevalier flamand.

Cendres se pelotonna plus étroitement contre le froid. Son souffle déposa de l’humidité sur la laine de son capuchon, près de sa bouche. « Non. Joscelyn Van Mander est arrivé en cette saison avec cent trente hommes : il ne s’est jamais intégré à la compagnie ; le renvoyer d’où il venait était une action logique. » Elle chercha le visage de l’adolescent dans la pénombre, voyant ses sourcils levés, sa grimace sans préméditation. « La plupart des mécontents qui entourent Geraint sont avec moi depuis deux ou trois ans, maintenant. J’essaierai de leur donner un peu de ce qu’ils veulent.

— Ils ne veulent pas se retrouver coincés dans une ville, avec une putain d’armée au-dehors ! »

Les câbles d’arrimage grincèrent. Les parois de la tente claquèrent.

« Je trouverai un compromis pour Geraint et ses sympathisants.

— Pourquoi vous ne leur donnez pas des ordres, tout simplement ? » demanda Rickard.

Cendres sentit ses lèvres esquisser un sourire acerbe. « Parce qu’ils risquent de les refuser ! Il n’y a pas beaucoup de différence entre cinq cents soldats et cinq cents paysans réfugiés. Tu n’as jamais vu une compagnie cesser d’être une compagnie. Tu n’y tiens pas. Je trouverai moyen de satisfaire à leurs récriminations – mais nous allons quand même à Dijon. » Elle lui sourit. « Bon, vas-y ; lis. »

Le jeune homme leva le livre vers la lampe.

« Tactiquement, la situation n’est pas si mauvaise », ajouta-t-elle, un instant plus tard. « Dijon est une grande ville, il doit y avoir dix mille habitants, même sans les restes de l’armée de Charles ; la Faris ne peut pas faire surveiller par ses hommes chaque mètre de rempart. Elle devra couvrir les routes, les portes. Si les sergents peuvent nous faire avancer et nous garder en mouvement, on entrera, et peut-être sans coup férir. »

Rickard posa le doigt sur une page enluminée et referma la couverture du livre. La chandelle de suif dégageait à peine assez de lumière pour montrer son expression.

« Je ne veux pas être écuyer d’Anselm, déclara-t-il subitement. Je veux être le vôtre. J’ai été votre page. Faites de moi votre écuyer !

— Le capitaine Anselm » corrigea automatiquement Cendres. Elle tendit le bras par-dessus son épaule, remontant peaux de chèvres et de moutons sur son corps tout habillé.

« Si je ne deviens pas votre écuyer, on dira que c’est parce que je ne suis pas assez bon. Je suis redevenu votre page, depuis que Bertran s’est sauvé. Depuis que nous vous avons retrouvée à Carthage ! Je me suis battu sur le terrain, à Auxonne ! »

Sur cette protestation outrée, sa voix dérapa en un couinement, puis redescendit dans un coassement. Cendres fit la grimace, embarrassée. Elle dégagea vers l’arrière les côtés de son capuchon, les oreilles pincées par le froid, afin de pouvoir entendre Rickard plus distinctement. Il se leva et s’affaira bruyamment quelques minutes dans l’obscurité de la tente, sans mot dire.

« Mais si, tu es doué, lui assura Cendres.

— Vous ne le ferez pas ! » Il semblait dangereusement près de fondre en larmes.

La voix de Cendres, quand elle lui parvint, était lasse. « Tu ne t’es pas battu, à Auxonne. Tu as vu à quoi ça ressemble de se retrouver dans la ligne, Rickard, mais tu ne sais pas ce que c’est. »

Dans sa tête, les fils des épées et des vouges fendent l’air.

« C’est une tempête de rasoirs.

— Je vais me battre. J’irai trouver le capitaine Anselm. »

Cendres ne perçut dans sa voix aucun dépit, rien qu’une détermination boudeuse, exaltée. Elle se souleva sur un coude pour regarder Rickard.

« Il t’acceptera, dit-elle. Je vais te dire pourquoi. Sur cent hommes que nous obtenons, dix ou quinze sauront se débrouiller sur le champ de bataille quand la merde commencera à s’abattre, sans qu’on leur dise rien, que ce soit par instinct ou par entraînement. Environ soixante-dix se battront une fois que quelqu’un les aura formés, et leur expliquera ensuite comment et où. Et dix ou quinze autres galoperont comme des poulets décapités, quoi que tu fasses pour les entraîner ou les former. »

Sur la ligne de bataille, elle a empoigné des hommes par leur livrée et les a à nouveau jetés, physiquement, au cœur du combat.

« Je t’ai regardé t’entraîner, acheva-t-elle. Tu es né pour manier l’épée, et tu fais partie des quinze ou vingt hommes que n’importe quel commandant choisit pour leur dire : Tu seras mon lieutenant. Je veux que tu restes en vie pendant les deux années qui viennent, Rickard, pour que je puisse te confier le commandement d’une lance quand le moment sera venu. Essaie de ne pas te faire tuer avant.

— Patronne ! »

La chaleur des fourrures atteignit un niveau qui permit à son corps de cesser de grelotter. Cendres fut envahie par la montée d’une vague de lassitude ; elle eut à peine le temps de constater la surprise ravie, inarticulée, agressive de Rickard ; puis le sommeil l’emporta comme une chute de cheval : pas d’impact, rien que le néant.

Elle eut conscience de rouler sur la paillasse, sous les couvertures.

Quelque chose céda sous son corps.

Elle entendit un craquement sourd, comme lorsqu’un homme pose le pied sur une gourde en cuir ciré. Près d’elle. Elle remua, entendit des gardes et des chiens au-delà des parois de toile, déplaça un bras latéralement et sentit un obstacle se rompre sous ses côtes.

L’objet dur craqua, cassa avec un bruit liquide.

Cendres claqua de la main contre la paillasse, près de son côté. Son pouce se ficha dans quelque chose de lisse et de dur. Elle sentit l’ongle résister contre un obstacle, puis l’objet inconnu se fendre, juteux comme une prune mûre. Sa main se retrouva soudain visqueuse, humide.

Elle huma une odeur familière : une douceur sucrée, mêlée à la puanteur excrémentielle des batailles, songea : « Du sang ! » et ouvrit les yeux.

Un bébé était en partie coincé sous son corps. En se retournant, elle l’avait écrasé. Ses langes serrés étaient imprégnés d’un liquide sombre qui lui coulait de la tête ; son cuir chevelu duveteux ruisselait de rouge. L’os blanc brillait, le crâne de l’enfant fendu d’une oreille à l’autre, la nuque enfoncée à l’endroit où elle avait roulé sur lui. Elle lui avait plaqué la main sur le visage, enfonçant le pouce dans les débris d’une orbite.

L’autre œil cligna pour elle. D’un brun si clair qu’il en était ambré, or.

Un bébé, âgé de quelques semaines au plus.

« Rickard ! »

Le cri quitta sa bouche avant qu’elle comprenne qu’elle avait donné de la voix. Prise de vertige, les ténèbres bouillonnant sous ses yeux, elle planta les talons dans sa couche et se propulsa tout entière en arrière, hors de la paillasse, dans la boue, au large.

Des bottes se dégagèrent de la boue, de l’autre côté du rabat de la tente ; les cordes de la tente cédèrent sous un coup de dague.

Une silhouette sombre entra en se courbant, et Cendres vit qu’elle avait les cheveux blonds, bien qu’il s’agisse de Rickard.

« Tu as tué notre bébé, dit-il.

— Ce n’est pas le mien. » Cendres essaya de tendre le bras et de rabattre les peausseries du couchage sur le corps emmailloté, mais elle n’avait pas la force de les tirer vers elle. Le bébé avait la peau fine, douce ; la tente exhalait l’odeur des batailles durement livrées. « Fernando ! Je ne l’ai pas tué ! Ce n’est pas le mien ! »

Le jeune garçon tourna les talons et quitta la tente. Avec la voix d’un autre homme, il dit : « Tu n’as pas fait attention. Un seul instant, et tu aurais pu le sauver.

— Ils m’ont battue… »

Cendres tendit la main, et la peau froide et morte de l’enfant parut cuisante sous ses doigts, comme si ses doigts brûlaient. Elle recula en se traînant sur le sol du pavillon, et se remit subitement debout pour sortir en courant.

Une neige blanche brillait sous un ciel bleu.

Pas un ciel de nuit. Midi, et un soleil radieux.

Il n’y avait pas de tentes.

Cendres entra dans une forêt déserte. La neige aspirait ses pieds nus, l’attirant vers le bas. Elle n’arrêtait pas de déraper, de tomber lourdement, de se relever avec difficulté. La neige se plaquait à chaque brindille, chaque rameau hivernal sans feuille, chaque branche torse. Elle se débattait, trempée, sous la morsure du froid, les mains rouges et bleues dans la blancheur glacée.

Elle entendit des grognements.

Elle cessa de bouger. Avec précaution, elle tourna la tête.

Une file de sangliers sauvages fouillait dans la neige. Leurs groins durs labouraient la blancheur, pour laisser exposés des sillons d’humus noir. Ils grognaient doucement. Cendres vit leurs dents. Pas de défenses. Des laies. Des laies se mouvant entre les arbres, dans le clair soleil. Leur poil d’hiver était blanc et épais, elles sentaient les déjections porcines, et leurs longs cils protégeaient de la lumière leurs yeux limpides.

Une douzaine ou plus de marcassins rayés couraient entre les pattes de leurs mères.

« Ils sont trop jeunes ! s’exclama Cendres en avançant à quatre pattes dans la neige. Vous n’auriez pas dû déjà mettre bas. Il est trop tôt. L’hiver est là ; ils vont mourir ; vous les avez eus à la mauvaise époque ! Reprenez-les. »

La neige tombait des branches pour saupoudrer les ronces, en arceaux blancs contre le tronc des arbres. Les sangliers avançaient avec lenteur, avec méthode, ignorant Cendres. Elle se redressa dans la neige, sur ses genoux. Les petits, avec leurs rayures, approximativement grands comme une miche fraîchement cuite, trottinèrent devant elle avec leur queue en ficelle qui fouettait la neige, leurs sabots en burin soulevant de la blancheur.

« Ils vont mourir ! Ils vont mourir ! »

Un oiseau à la gorge rouge descendit en voletant, pour se poser près de la patte avant de la plus grosse laie. Celle-ci avança un instant la hure dans la direction du rouge-gorge. Sa tête revint en un balancement pour fouiller sous la neige. Le bec du rouge-gorge picora, en quête de vers.

Les marcassins s’écartèrent encore de la harde, entrant dans la forêt blanche.

« Ils vont mourir ! » Cendres sentit sa gorge se serrer. Elle se mit à sangloter, désemparée, sentit bouger les muscles de sa gorge, sentit ses yeux, secs et sans larmes, sentit la toile dure et rembourrée de la paillasse sous son dos.

La chandelle de suif avait fondu pour ne laisser qu’un moignon.

Rickard formait une masse recroquevillée, dormant en travers de la porte.

« Ils vont mourir », chuchota Cendres, en cherchant des flancs rayés d’orange et de brun, des sabots qui trottaient, et des yeux bruns ombragés de longs, longs cils délicats. Elle huma l’air, pour retrouver l’odeur du sang ou des excréments.

« Je ne l’ai pas tué ! »

J’ai fait une fausse couche. On m’a battue, et j’ai fait une fausse couche.

Ses yeux restèrent secs. S’il y avait des pleurs, elle en était incapable. Les courbatures, le froid et l’inconfort physique se firent à nouveau sentir.

Une voix dit : On se lie d’amitié avec le sanglier, timide et féroce.

Cendres se détendit sur les peaux et les fourrures. « Merde. Dieu m’a envoyé un cauchemar, Godfrey. Mes mains… »

Elle fit un effort pour les distinguer, dans la plus pauvre des lumières. Elle était incapable de discerner si ses doigts portaient la moindre tache. Elle les amena avec précaution à ses narines, renifla.

« Pourquoi veut-Il que je voie des bébés morts ?

— Je ne sais pas, mon enfant. Tu es peut-être présomptueuse de croire qu’Il se soucierait de troubler ton sommeil.

— Tu parais troublé. » Cendres fronça les sourcils. Elle regarda autour d’elle dans le noir presque absolu, ne vit pas le prêtre.

« Je suis troublé.

— Godfrey ?

— Je suis mort, mon enfant.

— Tu es mort, Godfrey ?

— Les sangliers sont un rêve, mon enfant. Je suis mort.

— Mais alors, pourquoi est-ce que tu me parles ? »

Dans cette partie d’elle qui écoute, la part de son âme qu’elle a coutume de partager avec une voix, elle perçoit quelque chose : une sorte de chaleur. De l’amusement, peut-être. Et puis, de nouveau, la voix :

« Je me suis dit que, si je pouvais appeler les sangliers, je pouvais t’appeler, toi. Quand j’étais petit garçon, en forêt, sans recourir à autre chose qu’à l’immobilité, je me liais d’amitié avec ces créatures de Dieu dont les défenses pouvaient me déchirer le ventre en un instant. Tu es une des créatures de Dieu qui portent des défenses, mon enfant. Il m’a fallu longtemps pour te convaincre d’avoir confiance en moi.

— Et ensuite, tu es allé me mourir entre les doigts. As-tu rejoint la Communion des Saints, Godfrey ?

— Je n’en étais pas digne. Je suis tourmenté par de grands démons ! Le Purgatoire, peut-être, ici. Où je suis actuellement.

— Près de Dieu, alors. Demande à Dieu, pour moi, pourquoi les Machines sauvages veulent anéantir la Bourgogne. »

Une douleur glaciale lui fendit la tête. Au même instant, Rickard lui demandait d’une voix ensommeillée, depuis la porte : « Vous parlez à qui, patronne ? »

Il leva le bras à l’endroit où il était, dans son rouleau de couvertures, et ouvrit d’une traction le rabat de la tente. Le clair de lune entra à l’oblique sous la tente d’état-major. Il brilla sur le visage du jeune garçon, le panache blanc de son souffle, sur les mains immaculées de Cendres, sur ses fourrures, ses vêtements, son épée, sa paillasse.

« Je… »

Pas de transition. Pas de transition entre rêve et réalité. Cendres se redressa brusquement, sans rien de la langueur du sommeil dans ses muscles. Elle avait la tête claire. Je suis éveillée depuis plus de quelques minutes, constata-t-elle, et elle inspecta son environnement : la tente demeurait sale, familière, matérielle. Rickard la regardait, dans l’expectative.

J’étais réveillée.

« Oh, merde ! » Cendres se plie en deux, suffoquée. Les souvenirs la submergent un instant. Un unique moment de vision, le cadavre de Godfrey retombant mollement en arrière, le sommet de son crâne broyé et emporté, cela reste avec elle, des détails imprimés sur ses prunelles. « Christus ! »

Confusément, elle eut conscience que Rickard passait la tête hors de la tente pour appeler quelqu’un, qu’il sortait, que quelqu’un d’autre entrait, en s’affairant – elle n’aurait pas pu dire combien de temps s’était écoulé –, puis elle leva la tête et se retrouva nez à nez avec Floria.

« Godfrey, dit Cendres. J’ai entendu sa voix. J’ai entendu Godfrey. Je lui ai parlé. »

D’argent et de noir au clair de lune, il y a des gens qui se déplacent à l’extérieur de la tente.

La voix de Floria lui dit : « S’il est encore en vie, peut-être as-tu rêvé de lui, là où il est…

— Il est mort. » Les larmes montèrent aux yeux de Cendres. Elle les laissa couler, dans l’intérieur sombre de la tente. « Bon Dieu, Florian, il avait le sommet du crâne arraché. Si tu crois que je l’aurais abandonné s’il n’était pas mort… ! »

Les longs doigts fuselés de la chirurgienne sortirent du noir pour lui tourner le visage vers la lumière. Cendres ne ressentit aucun embarras, aucune crainte à son contact. Floria se baissa devant elle, huma sa bouche – en quête d’une odeur de vin, comprit Cendres –, toucha son front frais ; enfin, elle se rassit, et secoua la tête.

« Pourquoi hanterait-il ton sommeil ?

— Mais je ne dormais pas. »

Elle voulut se lever pour appeler Rickard afin qu’il l’arme, puisque, de toute évidence, le lever de la lune était bien avancé, sa lumière d’argent se déversant entre les arbres. Sans prévenir, une douleur aiguë lui plongea dans le nez, les yeux et la gorge. Elle s’étrangla. Sa bouche se tordit ; les larmes ruisselèrent de ses yeux. Elle aspira avec effort, réprima un sanglot.

« Merde. Il est mort. Je les ai laissés le tuer.

— Il a péri dans le séisme de Carthage, coupa Floria.

— Il était là-bas à cause de moi, il faisait ce que je lui avais dit de faire.

— Oui, tout comme une bonne cinquantaine de soldats, qui sont morts sous tes ordres à la bataille. » La voix de la femme changea. « Non, mon bébé. Tu ne l’as pas tué.

— Je l’ai entendu…

— Comment ça ?

— Comment ? » Les yeux humides de Cendres la brûlaient. La question arrêta les sanglots dans sa gorge.

« Quand c’est toi qui dis entendre des voix », commenta Floria, sardonique dans la froideur du clair de lune, « alors je tiens à savoir ce que tu veux dire. »

Cendres la fixa un long moment.

« Rickard », appela-t-elle abruptement, et elle se leva avec une telle soudaineté qu’elle laissa la chirurgienne agenouillée à ses pieds. « Trouve-moi mon gambison, mettons-nous en route. Tout de suite.

— Cendres, commença Floria.

— Plus tard. » Elle posa les mains sur les épaules de Floria tandis que celle-ci se remettait debout. « Tu as raison, mais plus tard. Quand nous serons à Dijon.

— Si tu prends le risque d’essayer de rejoindre la Faris, tu pourrais ne jamais entrer dans Dijon ! » Plus bas, couverte par le bruit de Rickard en train de fouiller parmi les bagages, Floria ajouta : « Pas un rêve. Une voix.

— Après un rêve. Ça lui ressemblait beaucoup. » Cendres était surprise de voir combien son calme était revenu, avec ces mots. Elle tendit le bras et, après une seconde d’hésitation, Floria lui prit les mains.

« À Dijon, promit Cendres. Je serai là-bas. Je reviendrai. »

Rickard bredouilla, depuis son recoin sombre du pavillon : « Cendres revient toujours. C’est ce que tout le monde répète, depuis Carthage. Que vous reviendrez toujours à la compagnie ! Vous reviendrez, patronne ?

— Quand bien même toute l’armée wisigothe devrait nous séparer », répondit Cendres sur un ton léger, avec une grandiloquence ironique, et elle fut récompensée par le sourire du gamin tandis qu’il l’armait : brigandine, salade et épée. Elle jeta son manteau par-dessus le tout, sortant de la tente en compagnie de Rickard et de Floria, pour être immédiatement submergée, dans une forêt au clair de lune, par des hommes débordant de questions, des sergents venus aux ordres et des messagers qui se frayaient un passage dans la presse.

Elle prit un rouleau de papier des mains de Ludmilla Rostovnaya, inclinant la tête pour écouter tandis que Rickard le lui lisait sous une lanterne de corne ; elle hocha la tête avec décision, et débita une série d’ordres.

« J’en déduis qu’on nous attend ? » demanda Floria del Guiz, au cours d’une accalmie momentanée.

Sans même le temps de prendre conscience de la brûlure de son propre soulagement, Cendres confirma : « Robert est toujours en vie et il donne des ordres, si c’est ce que tu veux dire. Il y aura une porte ouverte. Maintenant, tout ce qu’il nous reste à faire, c’est d’arriver là-bas… » Cendres parlait d’un ton distrait, en scrutant les foules dans la pénombre. « Thomas Rochester ! » Elle avança d’un pas décidé, récupérant Angelotti en route, entraînant les deux hommes pour un conciliabule à trois, dans les bois glacés et boueux éclairés de lune.

« J’ai dit aux chefs de lance et aux sergents de venir vous trouver, annonça-t-elle sans préambule. Angelotti, je veux te voir auprès des canons et de toutes les troupes à missiles. Contente-toi de les faire entrer à l’intérieur des remparts. Henri Brant, Blanche et Baldina se chargeront du train. Thomas, je veux que tu mènes les fantassins. »

Son visage sombre, mal rasé, manifesta soudain son trouble.

« C’est pas vous qui allez mener la piétaille, patronne ? Vous ne serez pas de retour avant notre départ ?

— Je reviendrai avant que vous soyez dans Dijon. Vous aurez Euen Huw et Pieter Tyrrell pour officiers. Geraint gardera les traînards sous contrôle… pas vrai ? » demanda-t-elle, tandis que le robuste Gallois venait les rejoindre en pataugeant lourdement dans la boue.

Elle étudia ses traits indéchiffrables, se dit pour la centième fois : Peut-être qu’il ne se passe vraiment rien, derrière cette figure, et le regarda se redresser de toute sa taille : un gaillard crasseux vêtu de maille, d’un manteau et d’une salade d’archer.

« Vous savez que je suis pas d’accord avec vous là-dessus, patronne.

— Je sais, maître Geraint. Vous désapprouverez tout votre soûl, une fois que nous serons dans Dijon. » Elle laissa son expression s’adoucir. « Nous pourrons débattre de notre position en tant que compagnie, par la suite. Ce que vous allez faire pour l’instant, c’est entrer dans la ville. Compris ? »

La posture de Geraint perdit sa tension. « Compris. Et vous serez avec le commandant ennemi, patronne ? D’accord. »

Un coup d’œil venu du visage calme et byzantin d’Angelotti mit Cendres plus mal à l’aise que l’acceptation sans ambages de Geraint ab Morgan.

« Avec la Faris », confirma Cendres. Puis : « Je suis celle qui peut pénétrer dans le camp wisigoth sans que personne ne dise un mot. »

Elle leva la main et se toucha la joue, ses doigts prenant ses cicatrices comme un acquis.

« C’est toujours son visage. Elle est toujours ma jumelle. »